Rien n’est plus conservateur que la politique en ce sens où, étant ordonnée au bien commun, celle-ci implique la réalisation d’un ordre concret qui s’exprime par une certaine organisation sociale, dont le droit n’est que la traduction subordonnée. Ce faisant, ainsi que l’affirmait le philosophe et sociologue Julien Freund (1921-1993), « seul le conservateur est créateur ». Un régime politique, quel qu’il soit, par sa vocation organisatrice de la cité, est, de ce fait, créateur (d’institutions, de normes, de privilèges, de valeurs, de justice, etc.), cette action créatrice étant la condition même de la survie dudit régime. Freund, usant d’une métaphore physiologique, soulignait que « notre corps biologique (…) ne se conserve qu’en créant et dès qu’il cesse de créer de nouvelles cellules, il ne se conserve plus, il meurt [notons tout de même, que l’excès de cellules peut aussi, par lui-même, engendrer la mort de l’organisme] ». Prolongeant la comparaison, il estimait que « c’est en créant, qu’une société se conserve et elle meurt dès qu’elle ne crée plus. La conservation crée et détruit en même temps et c’est pourquoi toutes les révolutions qui ont triomphé ont été conservatrices [1]».
« C’est en créant, qu’une société se conserve et elle meurt dès qu’elle ne crée plus. La conservation crée et détruit en même temps et c’est pourquoi toutes les révolutions qui ont triomphé ont été conservatrices » (Julien Freund)
Dit autrement, le conservatisme est l’apanage de toutes les idéologies, de tous les partis et de tous les régimes. L’on peut même dire qu’il est une de ces « pesanteurs insurmontables du politique », toujours selon Julien Freund. Même les anarchistes qui font profession d’anéantir l’Etat (et postulent, en conséquence, la suppression de la politique) n’échappent pas à ce tropisme qui, en l’occurrence, a valeur de topique, dans la mesure où une société sans ordre ou organisation politique nécessite, politiquement, d’être perpétuée en tant que telle. Une société sans pouvoir, instaurée selon le vœu des anarchistes, se voudra d’autant plus conservatrice qu’elle aura hautement intérêt à pérenniser son paradigme a-étatique, c’est-à-dire, entropique. Or, comme l’enseigne, en l’occurrence, la thermodynamique, l’entropie est facteur de désordre. La politique, tel le phénix renaissant de ses cendres, réapparaîtra donc mécaniquement en vue de rétablir un certain ordre, provoquant, de ce fait, la disparition de la société anarchiste, tenue, par les nécessités, de se soumettre à un nouvel ordre politique. Il ne s’agira alors plus de conserver un modèle initial de société sans Etat, mais de conserver un état social débarrassé du chaos. En d’autres termes, suivant la définition d’Aristote, politique et société sont indissolublement liées, l’intimité de cette relation constituant une véritable ornière anthropologique.
C’est dire encore que le conservatisme, conçu comme constante lourde du politique, n’est nullement appendu à une quelconque axiologie préétablie. Même s’il peut être irrigué ou innervé par un ensemble de valeurs – et il l’est fondamentalement dans la mesure où il est foncièrement politique, la politique n’étant, elle-même, guère indifférente à ce qui n’est pas proprement de nature politique comme l’économie ou la religion –, le conservatisme apparaît principalement comme un autre présupposé[2] du politique[3], dès l’instant où toute politique – de droite ou de gauche, modérée ou extrémiste, libérale ou interventionniste – a vocation à faire perdurer son ordre.
La démocratie qui se veut un régime de libre concurrence des idées comme de conquête libre et loyale du pouvoir, n’échappe pas au déterminisme conservateur.
De ce point de vue, la démocratie qui se veut un régime de libre concurrence des idées comme de conquête libre et loyale du pouvoir, n’échappe pas au déterminisme conservateur. On peut même considérer qu’elle se nourrit de ce paradoxe, le sociologue Roberto Michels ayant montré, notamment, que tout parti politique, en démocratie, ne cherche pas uniquement à accéder au pouvoir mais à le… conserver, sinon à le confisquer.
En outre, le conservatisme se veut foncièrement pacificateur. Dès lors que toute société politique institue un certain ordre social, aspire-t-elle, logiquement, à une pacification des relations entre ses membres et de ceux-ci avec le détenteur de l’autorité. Au surplus, cette dernière ayant le monopole de la contrainte légitime, ne pourra souffrir que d’autres sources concurrentes lui disputent cette prérogative, que l’on peut littéralement qualifier de puissance publique. Ainsi, la source première et légitime de la violence est toute entière contenue dans l’appareil d’Etat, cette possession, généralement encadrée par des règles de droit, la commuant en force – d’où cette indissociation, quasi ontologique, de la force et du droit.
Toute société, par essence conservatrice, ne peut, en effet, utilement prétendre se conserver que si elle n’oblitère pas au premier chef sa capacité d’adaptation et de transformation.
A l’autre extrémité de la chaîne de commandement, l’obéissance participe pleinement et naturellement de la conservation de l’ordre social. Mais cette obéissance ne peut évidemment se confondre avec l’asservissement, sauf à susciter des crispations risquant de déboucher sur des séditions ou des révoltes. Toute société, par essence conservatrice, ne peut, en effet, utilement prétendre se conserver que si elle n’oblitère pas au premier chef sa capacité d’adaptation et de transformation. Le conservatisme s’entend d’abord comme un réformisme, condition de la perpétuation de la société dans le temps. En conséquence, une société par trop cadenassée et sclérosée, au sein de laquelle règnerait une obéissance inconditionnelle faisant obstacle à toute potentialité de désobéissance, ne serait rien de moins que tyrannique. En régime tyrannique, la volonté de conservation à tout prix de l’ordre politique entraînera sa chute, puisque le conservatisme suppose, par essence, la perpétuelle recherche de son homéostasie. Sa disparition fera entrevoir l’avènement d’un conservatisme plus ouvert, puisque telle est la finalité de la politique entée, comme nous l’avons dit, sur l’instauration d’un ordre social.
En tant que présupposé du politique, le conservatisme est caractérisé par sa double neutralité idéologique et institutionnelle. Néanmoins, le réalisme politique conduit-il à reconnaître que ce n’est pas ainsi que le conservatisme s’offre au regard des acteurs ou analystes politiques. L’opinion communément répandue en tient pour une acception péjorative et réductionniste du conservatisme, lequel est invariablement conçu comme synonyme d’immobilisme réactionnaire ou d’attachement passéiste. De fait, on dote le conservatisme d’un contenu idéologique et moral qui, loin de l’invalider épistémologiquement, renforce, au contraire, son statut hypostatique de présupposé du politique. En effet, le politique ne se réduisant pas exclusivement à la simple relation formelle du commandement avec l’obéissance puisqu’il prend également en considération, tant les interactions du public et du privé, que la dimension agonale ou polémogène de l’ami et de l’ennemi, ne peut se montrer indifférent ou aveugle à la substance même du pouvoir. Freund s’adosse, ici, à la notion de compromis dont l’absence menace la société de désagrégation. Ce compromis s’échafaude autour d’un corpus de valeurs et de référents communs et partagés par l’ensemble des membres du corps social, jusqu’aux détenteurs du pouvoir politique. Toute société ou pouvoir conservateur, sauf à sombrer dans le chaos et l’anomie, ne peut donc se priver de ce supplément d’âme que constitue ce que Marx appelait la superstructure idéologique.
Toute société ou pouvoir conservateur, sauf à sombrer dans le chaos et l’anomie, ne peut donc se priver de ce supplément d’âme que constitue ce que Marx appelait la superstructure idéologique.
Le présupposé conservateur du politique n’accède donc à ce statut heuristique que parce qu’il permet la prise en compte d’éléments non spécifiquement politiques, sans entraîner, pour autant, une dénaturation de l’essence du politique puisqu’il y participe selon une dynamique que Freund dénommait « dialectique ouverte » : les six essences précitées, interagissent entre elles sans qu’aucune ne remette en cause l’autonomie des autres.
Ainsi, il peut exister un conservatisme de droite, comme un conservatisme de gauche, sans que l’essence même du conservatisme, axiologiquement neutre mais politiquement déterminée, ne le rabatte sur telle idéologie plutôt que sur telle autre. Entendu comme l’effet cliquet du politique – celui qui empêche le désordre –, le conservatisme apparaît, avant tout, comme un facteur d’ordre, d’ordonnancement et d’agencement. Si la droite comme la gauche s’y retrouvent, probablement est-ce dû à un attachement de deux systèmes partisans à une certaine permanence des choses, lesquelles, sans être absolument fixes, requièrent un minimum de stabilité pour durer. A cet égard, le conservatisme s’oppose au révolutionnarisme, sans que l’un de ces termes l’emporte définitivement sur l’autre, le politique demeurant sous la scrupuleuse dépendance des contingences historiques.
[1] Etudes et recherches, novembre 1974 (repris dans Le Politique ou l’art de désigner l’ennemi, La Nouvelle Librairie, 2020, p.135)
[2] Selon Julien Freund, le présupposé est « la condition propre, constitutive et universelle d’une essence » (L’Essence du politique, 1965, Dalloz, 2004, p.84). Dès lors, un tel présupposé est spécifique à une essence ; il en est donc l’élément caractéristique. Enfin, un tel présupposé échappe, par définition, aux variations et aléas de l’espace et du temps.
[3] Julien Freund avait isolé trois présupposés concourant à l’essence du politique et donc à la détermination du politique comme cham autonome des activités humaines : la relation du commandement et de l’obéissance comme « présupposé de base du politique en général » ; la relation du privé et du public comme présupposé de « détermination de la politique intérieure » et la relation de l’ami et de l’ennemi, « présupposé de la politique extérieure » (L’Essence du politique, 1965, Dalloz, 2004).