Par, Stéphane Caporal-Greco, professeur agrégé de droit public.
La presse et certains politiques déplorent fréquemment que, selon une expression bien rôdée, on ne parle pas d’Europe et que la campagne pour les élections européennes tourne autour de thèmes franco-français, une critique du débat politique qui en révèle davantage sur ce qu’on voudrait que soit l’Union européenne que sur ce qu’elle est réellement. Car c’est oublier que tous les États membres accordent la priorité aux questions nationales. S’ils ont construit l’Union européenne ou y sont entrés, c’est pour en retirer des avantages nationaux comme dans toute alliance et c’est donc par rapport à cet objectif qu’ils se déterminent : les Allemands ne l’ont jamais caché et leur cour constitutionnelle l’a implicitement affirmé à plusieurs reprises, les Britanniques l’ont illustré au point de finir par quitter l’Union, les Hongrois l’ont rappelé maintes fois, les Autrichiens le montrent au cours des campagnes successives, les Danois et les Norvégiens avaient rejeté le traité établissant une constitution pour l’Europe sur cette base tout comme les Français. Bref, l’idée d’une Union qui transcenderait les identités et les réalités nationales relève largement du mythe des « Etats-Unis d’Europe » inspiré par un modèle nord-américain lui-même mythifié – puisque les élections législatives aux Etats-Unis préservent au contraire l’identité et la spécificité de chaque État fédéré – et non-transposable.
En effet, la vision de ce qu’est ou de ce que doit être l’Union européenne est influencée par l’histoire constitutionnelle de chaque État membre : en Allemagne et dans ce qui fut le Saint Empire romain germanique, la notion de fédération renvoie à une organisation dans laquelle chacun essaie en permanence d’exercer un pouvoir d’influence par des combinaisons compliquées faites d’alliances, de pressions et de tractations tandis qu’en France, la culture centralisatrice voit dans l’Union une instance qui déciderait une fois pour toute à la place des États membres – une sorte de Ve République à l’échelle européenne – et que concrétiserait l’élection d’un président au suffrage universel direct, fonction que certains présidents français ont rêvé ou rêvent encore d’exercer. L’Union européenne apparaît donc comme la projection de notre imaginaire constitutionnel et ce n’est pas la proposition inlassablement renouvelée d’imposer des listes transnationales qui y changera quelque chose, car elle ne ferait qu’en renforcer le caractère artificiel et lointain si souvent dénoncé.
La conception du scrutin que révèle la campagne confirme ce constat d’une projection des mentalités constitutionnelles nationales.
La conception du scrutin que révèle la campagne confirme ce constat d’une projection des mentalités constitutionnelles nationales : ces dernières semaines, tandis que la campagne électorale battait son plein, la notion de vote utile s’est invitée à plusieurs reprises tant dans la presse que dans les discours des têtes de listes et de leurs soutien. Anne Hidalgo a ainsi appelé à un « vote utile », pour la liste conduite par Raphaël Glucksman, tandis que Manon Aubry sollicitait ouvertement les électeurs potentiels de Marie Toussaint en invoquant un « vote efficace » au motif que sa concurrente n’atteindrait pas les 5% fatidiques. Simultanément, Rachida Dati appelait à voter en faveur de la tête de liste du parti présidentiel, Valérie Hayer, tandis que Jordan Bardella brandissait lui aussi le vote utile pour chercher à dissuader les lecteurs d’accorder leurs soutien à la liste conduite par Marion Maréchal afin de ne pas éparpiller les voix et d’offrir à son propre parti la victoire la plus éclatante possible.
Dans un scrutin de liste à la représentation proportionnelle, la notion de vote utile n’a guère de sens.
Pourtant, il faut rappeler que, dans un scrutin de liste à la représentation proportionnelle, la notion de vote utile n’a guère de sens. En effet, la raison d’être d’un tel scrutin est de permettre de représenter le plus grand nombre possible de nuances politiques, à l’inverse du scrutin majoritaire qui, de ce point de vue, comporte deux inconvénients : d’une part, il prive d’effet des millions de voix qui se sont portées sur les candidats n’ayant pas réalisé les scores suffisamment élevés, d’autre part, et en conséquence, il contraint l’électeur à voter non pas pour le candidat qu’il souhaiterait voir élu – sauf à accepter que, pour cette élection du moins, son vote ne serve à rien -, mais pour celui qui lui parait le moins mauvais. Il est d’ailleurs paradoxal de voir notamment Jordan Bardella défendre ici la notion de vote utile que porte le scrutin majoritaire alors que son propre parti en critique la logique depuis des années et non sans raison. Mais les autres défenseurs du vote utile n’échappent pas non plus au paradoxe car en demandant aux électeurs d’écarter les partis crédités de scores peu élevés, ils entendent implicitement leur interdire à tout jamais de franchir le seuil qui leur permettrait de décrocher des sièges. À la limite, l’argument du vote utile pourrait peut-être valoir à l’égard d’une liste dont le résultat prévisible serait extrêmement faible et dont les candidats auraient déjà échoué plusieurs fois, mais ce n’est même pas sûr, la politique n’étant pas avare de retournements de situation. Ici encore, les Français, habitués à des élections législatives au scrutin majoritaire et aux tractations du second tour, ont probablement plus de mal à percevoir spontanément la logique des élections européennes à la représentation proportionnelle que les Allemands ou les Italiens qui connaissent des modes de scrutin mixtes compliqués.
Enfin, s’il fallait une preuve supplémentaire de l’imbrication des échéances électorales européennes et de l’agenda institutionnel, le président de la République n’a pas hésité à intervenir directement dans la campagne électorale à trois jours du scrutin pour donner des consignes de vote en même temps qu’il mettait en avant son statut de chef des armées en annonçant des décisions en matière militaire, décisions qu’il aurait tout aussi bien pu faire connaître le lendemain des élections. Dès lors, il serait temps d’arrêter une fois pour toute de prétendre que les élections européennes devraient être indépendantes de la vie politique et constitutionnelle des États membres.