Tribune de Chantal Delsol publiée dans Valeurs actuelles à l’occasion du premier anniversaire du décès de Roger Scruton le 12 janvier 2020.
Comme la plupart des conservateurs d’aujourd’hui, Roger Scruton avait dû se libérer de la gauche progressiste pour former sa propre pensée. Dans la deuxième moitié du XX° siècle en Occident, tout ce qui pense est marxisant. Son père, John Scruton, était un syndicaliste de gauche, et c’est en se rendant compte de certaines incohérences que Roger a commencé à réfléchir : les marxistes n’étaient internationalistes que pour la frime, en réalité ils étaient d’abord « des gens d’ici », des gens du foyer, du home, du pays, on dirait aujourd’hui des somewhere. Plus tard, Roger est allé grossir les rangs des soixante-huitards parisiens et à l’usage, les a trouvés odieux, si peu véridiques, si enflés et frelatés, peu crédibles en somme. C’était là l’expression d’un jeu de rôle, pompeux et arrogant, davantage que d’une réelle situation existentielle. Devant ces spectacles déshonorants se forge la pensée d’un conservateur. Car ce qui lui importe, au fond, c’est la vérité des choses. La vie sociale n’est pas une pièce de théâtre où l’on présente ses utopies d’une mine gourmande. La première caractéristique d’un conservateur, c’est qu’il est implanté dans la réalité et même s’il caresse beaucoup d’espérances, il ne la quitte pas des yeux.
D’où l’un des traits essentiels du conservateur : son humilité. Il ressent physiquement sa dépendance. Il est le fils d’un lieu et d’un foyer, d’abord, puis d’un pays. La question du foyer est essentielle pour Roger Scruton, et il y revient sans cesse. Cela revient à dire que si nous sommes bien des êtres autonomes, nous nous façonnons à travers des communautés qui, entretenues par l’amour plus que par le contrat, nous permettent de grandir. Roger est personnaliste et c’est pourquoi il récuse constamment le libéralisme contemporain, qui n’est plus le libéralisme premier encore enraciné dans les vertus classiques, mais un anarchisme des individus souverains : « il n’existe pas de société », dit Thatcher.
La vie de Roger s’est écoulée en ce moment historique où la pensée marxiste dominante et même monopolistique a commis ses dégâts ; et au moment où le libéral/libertarisme a remplacé ensuite le marxisme comme pensée dominante. Le processus qui mène du premier courant au second, est bien compréhensible : le marxisme ayant détruit toutes les morales précédentes, quand il déçoit on se retrouve en terre brulée – un communiste déçu devient un oligarque ou un bandit, ce qui est à peu près la même chose. Les deux courants, libéral et socialiste, ont de nombreux traits communs. Au XIX° siècle ils voulaient l’un et l’autre la suppression de l’Etat. L’individualisme est leur mot d’ordre. La pensée conservatrice dont Roger était l’un des inspirateurs contemporains, récuse l’individualisme : « Nul homme n’est une île, entière en elle-même » (John Donne, Méditation XVII).
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