Tribune de Frédéric Rouvillois publiée par le FigaroVox, à l’occasion de l’anniversaire du décès de Roger Scruton, le 12 janvier 2020.
S’il n’était de nos jours aussi dévoyé, c’est le titre d’humaniste qui viendrait à l’esprit pour saluer la mémoire de l’écrivain britannique Roger Scruton, disparu il y a un an jour pour jour, le 12 janvier 2020. Humaniste, dans la mesure où rien de ce qui est véritablement et profondément humain ne lui fut étranger : philosophe et fermier, combattant de la liberté, poète, professeur, amoureux fervent de la beauté des choses, des paysages et des corps, amateur d’arts, de grande musique et des bons vins, fidèle à sa famille et à sa patrie, il semble qu’aucun pan de l’expérience humaine ne lui ait échappé. Et que chacun d’entre eux ait contribué à nourrir l’amour du foyer, la gratitude de l’héritage et l’inquiétude de la perte qui étaient selon lui à la racine de l’engagement conservateur.
Bien avant que David Goodhart ait magistralement démontré à quel point la distinction entre les « somewhere », ceux qui sont de quelque part, et les autres, les « anywhere », ceux qui sont de partout et de nulle part, était devenu le clivage déterminant de notre époque mondialisée, Scruton avait souligné l’importance déterminante de ce rapport au territoire. Autrement dit, de ce qui constitue l’objet même de l’attachement et le lieu de l’enracinement. Publiant le récit de son installation à la campagne, à laquelle il s’était décidé après avoir été contraint de quitter l’université pour incompatibilité d’humeur avec le politiquement correct, Scruton l’intitulera News from somewhere, clin d’œil malicieux à la fameuse utopie communiste et nomade de William Morris, News from nowhere. Être et se sentir, foncièrement, de quelque part, d’un certain lieu, et s’engager à le défendre, lui et le trésor de biens, de sensations, d’affections, d’habitudes et d’usages qui s’y rattache, et qui se trouve menacé dans son existence même par les assauts brutaux de la modernité : telle était pour lui « la vérité du conservatisme », conçu comme un combat quotidien. A ce propos, Scruton jugeait d’ailleurs « stupéfiant » que « les nombreux partis conservateurs » n’aient pas encore compris l’importance de la cause environnementale, et qu’ils n’en aient pas fait l’un des éléments centraux de leurs programmes. Aveuglement désastreux qu’il attribuait à la pollution de la cause conservatrice par « l’idéologie du big business (…) et par l’ascension de la pensée économique dans la politique moderne. Ces facteurs ont conduit les conservateurs à faire alliance avec des individus pour qui l’effort de conservation est à la fois futile et désuet » (De l’urgence d’être conservateur, trad.fr. L. Strauch-Bonart, L’Artilleur, 2016, p. 150), et pour qui il faudrait abandonner la préservation de la nature à la gauche radicale, pourtant idéologiquement inapte à la défendre.
Détail notable : c’est en France, raconte Scruton (Gentle regrets, 2005), dans un pays où le mot « conservateur » se trouve exclu du paysage politique depuis plus d’un siècle, que cet amoureux impénitent de l’Angleterre a eu la révélation de ce qu’il appelle sa « vocation conservatrice ». À la fin du XVIIIe siècle, tel avait déjà été le cas d’un philosophe que Scruton n’hésitait pas à désigner comme son maître à penser, Edmund Burke : dans ce cas, c’est l’observation effarée des bouleversements de 1789 et la lecture des pamphlets de l’abbé Sieyès qui amenèrent Burke, à l’origine plutôt libéral, à faire volte-face, et à rédiger ce qui demeure jusqu’à aujourd’hui la bible du conservatisme anglais, les Réflexions sur la révolution française (1790). Dans le cas de Scruton, qui vit alors en collocation avec d’autres étudiants rue Descartes à Paris, ce sont les événements de mai 68 qui vont décider de sa conversion : et notamment, la figure du Général De Gaulle, le « Old fascist » que les gauchistes prétendent renverser au nom de la Révolution prolétarienne et des lendemains qui chantent.
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