Trois remarques sur la responsabilité politique du président de la République
Peut-on sérieusement parler de « rendre des comptes » et en même temps, exempter de toute responsabilité l’organe qui depuis plus de soixante ans domine le jeu politique national, le président de la République ?
Peut-on parler d’État de droit lorsque le chef de cet État a le droit de faire ce qu’il veut, et comme il veut, sans en subir les conséquences : sans que le souverain puisse lui demander des comptes, si ce n’est dans la rue, ou éventuellement, au terme de son mandat, dans le cas où ce président tout-puissant aurait à la fois le désir et la possibilité de se présenter à nouveau à ses suffrages ?
En somme, peut-on accepter un président politiquement irresponsable ?
Oui, évidemment – comme la reine d’Angleterre le président de la IIIe République : mais à condition qu’il ne gouverne pas. Qu’il ne possède aucun pouvoir, sinon purement formel. C’est en tout cas ce que l’on continue d’enseigner aux étudiants en droit, en leur répétant que dans une démocratie, le fait d’exercer une autorité au nom du peuple souverain implique que l’on réponde de ses actes devant lui. Qu’on lui rend des comptes de façon fréquente, et pas seulement à la fin d’un premier mandat : sans quoi, on passe de l’État de droit à une forme de « démocrature », où un chef élu omnipotent gouverne selon son bon plaisir.
- La responsabilité pratiquée
C’est ce que comprennent les créateurs de la Ve République, et en premier lieu le général de Gaulle, qui avant chaque consultation électorale majeure tient à s’engager en tant que Président, expliquant qu’il quitterait son mandat en cas d’échec, c’est-à-dire, dans l’hypothèse où le peuple refuserait de lui conserver sa confiance. Ce que ses ennemis dénoncent évidemment comme une insupportable dérive plébiscitaire, un chantage à la démission, mais que de Gaulle, lui, conçoit comme l’affirmation expresse de la responsabilité politique du chef de l’État.
La Ve République, commente à l’époque un de ses proches, le constitutionnaliste René Capitant, « est un nouveau système d’institutions, parmi lesquelles la plus importante est un président de la République responsable devant le suffrage universel […]. Cette responsabilité est la clé de voûte de tout le système[1]. »
Cette responsabilité signifie que le Président doit avoir « la confiance de la majorité du peuple », qu’« il peut tout » lorsqu’il en dispose, mais que sans elle, au contraire, « il ne peut rien et doit se retirer ». Cette perte de confiance est susceptible de se manifester à tout moment : non seulement par un échec à la présidentielle, mais aussi à l’occasion d’un référendum ou d’une élection législative[2]. Enfin, il ne s’agit pas d’une simple règle d’éthique politique, mais d’une véritable norme constitutionnelle, même si elle est non écrite. C’est pourquoi Capitant se scandalisera des propos de Pompidou, qui déclarait qu’en avril 1969, après l’échec du référendum, de Gaulle aurait résilié « volontairement ses fonctions » : autrement dit, qu’il aurait eu le droit de ne pas le faire… C’est, estime Capitant, une « contre-vérité » : le chef de l’État avait « l’obligation » de quitter le pouvoir, cette obligation découlant de « la règle fondamentale sur laquelle repose l’édifice constitutionnel de la Ve République, à savoir, que le Président est responsable devant le peuple ».
- La responsabilité limitée
Il est vrai que, dès cette époque, la valeur juridique d’un tel principe était contestée. Pompidou, accuse Capitant, n’aurait pas quitté le pouvoir en cas de référendum défavorable ou d’élection législative contraire. Et c’est ainsi que l’entendront tous ses successeurs : Valéry Giscard d’Estaing affirmant en 1978 qu’il irait jusqu’au bout de son mandat, même en cas d’élections législatives remportées par la gauche ; François Mitterrand assumant les cohabitations de 1986 puis de 1993 ; Jacques Chirac faisant de même en 1997, prévenant ensuite les Français qu’il ne tirerait pas les conséquences d’un échec au référendum de septembre 2000, et ne songeant pas un instant à démissionner après le spectaculaire désaveu que constitue le référendum négatif du 29 mai 2005.
Le plus troublant dans l’affaire, c’est qu’en même temps, les présidents successifs persistent imperturbablement à proclamer leur responsabilité politique, afin de justifier les prérogatives dont ils disposent et le rôle de direction qu’ils assument : « j’ai été élu pour être responsable devant les Français », affirme ainsi Valéry Giscard d’Estaing en 1979. « Je suis le premier responsable de la politique française[3] », renchérit son successeur en 1981. Quant au président Sarkozy, présentant en 2007 son grand projet de révision, il reprend sur un ton aux accents gaulliens le thème de la responsabilité du chef de l’État.
« Je souhaite, déclare-t-il ainsi à Épinal le 12 juillet, que le travail du Comité de réflexion s’organise autour de la notion de responsabilité. » Car celle-ci est « la question centrale de la réforme des institutions de la République » (19 juillet). Quant à la signification de cette responsabilité, elle paraît au premier abord aussi classique qu’exigeante : « Il ne peut y avoir de pouvoir fort sans responsabilité forte. […] C’est pourquoi […] l’important est que la réforme que vous proposerez conduise à plus de responsabilité dans l’exercice de l’action publique. Si la responsabilité du Premier ministre devant l’Assemblée nationale devait être maintenue, (…) elle ne saurait dédouaner le Président des responsabilités politiques qu’il a devant le peuple et devant le pays » (18 juillet).
Réaffirmation hautement nécessaire, le président Sarkozy assurant que c’est l’oubli de ce principe à partir des années 1970 qui a conduit à déliter peu à peu le « lien de confiance entre le peuple et les dirigeants, […] gravement atteint par le déficit de responsabilité » (12 juillet).
Pourtant, ces proclamations solennelles n’auront aucune conséquence sérieuse : la responsabilité du Président ne figure toujours pas dans le texte de la Constitution révisée le 23 juillet 2008, sinon, de façon indirecte et objectivement dérisoire – dans la nouvelle rédaction de l’article 18 al. 2, qui permet au Président de « prendre la parole devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès » pour y faire une déclaration pouvant « donner lieu, hors sa présence, à un débat qui ne fait l’objet d’aucun vote. ». C’est ce que Nicolas Sarkozy veut dire lorsqu’il affirme, à Épinal, souhaiter que le Président « soit amené à rendre davantage de comptes ». « Même s’il n’y a pas juridiquement une mise en jeu de la responsabilité », poursuit-il, « tout le monde sent bien que ce serait (…) la mise en jeu d’une forme de responsabilité intellectuelle et j’ose le mot « morale » qui ne serait pas anodine ».
Onze ans plus tard, les promesses de 2007 étant restées lettre morte, un nouveau projet de loi constitutionnelle est enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale, « Pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ». Cette fois, la responsabilité, figurant dans le titre même du projet de loi, est expressément définie comme un axe essentiel : « l’un des enjeux de cette révision constitutionnelle est de rendre les acteurs publics plus responsables des décisions qu’ils prennent et des politiques qu’ils mènent. » Mais une fois encore, on reste sur un mode rhétorique – ainsi, lorsque le projet évoque le « besoin de réformes qu’éprouvent nos concitoyens et (…) l’exigence de responsabilité qui en est la contrepartie nécessaire », sans s’attacher à déterminer les modalités juridiques concrètes de cette soi-disant responsabilité.
En somme, le principe continue d’être inlassablement proclamé, quand bien même on refuse d’en tirer les conséquences, ou que l’on imagine ce genre d’astuce pour tourner autour du pot.
3 La responsabilité ranimée ?
Que penser alors d’une telle distorsion ? La lettre de la Constitution l’emporterait-elle sur son esprit ? Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il n’existe dans le texte constitutionnel aucune règle écrite qui, affirmant explicitement la responsabilité politique du Président, obligerait celui-ci à quitter le pouvoir au cas où il perdrait la confiance du peuple souverain.
La seule sanction qu’il encourt, c’est le risque de n’être pas réélu à l’issue de son premier mandat. Mais peut-on sérieusement parler à ce propos de responsabilité politique – alors que l’échéance ne se présente que tous les cinq ans, à condition que le Président accepte de se représenter et en ait le droit, et que sa non-réélection éventuelle pourrait avoir beaucoup d’autres causes que la volonté de le sanctionner ? Faut-il en déduire en outre qu’il ne serait responsable que durant son premier mandat, dès lors qu’il ne peut se représenter à l’issue du second, au cours duquel il bénéficierait donc d’une totale irresponsabilité ?
Il faut donc, sauf à déconstruire intégralement la logique démocratique ou à renverser la Ve République, s’interroger sur le moyen de rétablir cette responsabilité présidentielle
À ceci, ceux que Bernanos appelait « les petits mufles réalistes » répondront qu’un tel projet est bien beau, mais impraticable, et que c’est même pour cela que cette règle n’a pas été inscrite dans la constitution de 1958.
Mais à cette fin de non-recevoir drapée dans les oripeaux du pragmatisme, on peut répondre de deux manières.
D’abord, en rappelant qu’une règle n’a pas besoin d’être écrite, pour exister et produire des effets : c’est ainsi que De Gaulle, Michel Debré et René Capitant conçoivent la responsabilité politique du président, et que le Général la mettra en œuvre en avril 1969. Pour eux, le chef de l’État tient ses pouvoirs du peuple, il doit donc démissionner lorsque ce dernier lui manifeste formellement son désaccord. La règle n’a jamais été inscrite dans la constitution, mais rien n’empêche de l’y introduire.
Seconde réponse : même sans aller voir du côté du Venezuela, on peut rappeler l’existence du recall américain, que l’on peut traduire en français par « référendum révocatoire ». Puis faire observer que sa dernière mise en œuvre en Californie, le 14 septembre 2021, à propos du gouverneur démocrate Gavin Newsom, a confirmé que ce mécanisme séculaire de démocratie directe pouvait être un moyen efficace de donner une consistance réelle à la responsabilité politique du chef de l’État : en septembre dernier, sur les 22 millions de Californiens inscrits, plus de 58 % sont allés voter, et près de 62% ont répondu par la négative.
De quoi ouvrir quelques pistes supplémentaires à la méditation, et au-delà, à la consolidation de l’État de droit.
[1]R. Capitant, « Un Président responsable », Écrits politiques, 1960-1970, Paris, Flammarion, 1971, p. 53-54.
[2]Ibid., p. 420. Dans le même sens, M. et J.-L. Debré, Le Pouvoir politique, Paris, Seghers, 1977, p. 106-112.
[3]Cité in J. Massot, L’Arbitre et le Capitaine, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1987, p. 145 et p. 201.