Note rédigée par Philippe Lecigne dans le cadre des travaux de la Fondation du Pont-Neuf.
Alors qu’au milieu du XIXe siècle le chemin de fer est en passe de remplacer définitivement la diligence, nombre d’esprits éclairés, à l’instar du savant François Arago ne manquent pourtant pas de faire part de leurs craintes quant aux conséquences néfastes de la nouvelle invention, sur la santé des passagers par exemple.
Depuis cette époque, l’automobile et l’avion se sont imposés, et l’on voit ce dernier susciter l’ire des partisans du retour à un passé fantasmé. Dans l’industrie, il y a des années que la machine est devenue omniprésente, au point de remplacer l’homme dans bien des usages ; et le logiciel est devenu le compagnon, voire le substitut incontournable de notre vie professionnelle mais aussi privée, et son emprise ne cesse de s’étendre. Mark Andreesen, l’un des pionniers de l’internet a eu cette phrase terrible : « software is eating the world ».
Depuis quelques années, les derniers développements de l’informatique, qualifiés de manière un peu arbitraire d’« Intelligence Artificielle », semblent couronner une évolution vers un monde où l’homme serait cantonné à l’état de spectateur, voire de protagoniste inutile. Ils ravivent les craintes exprimées par Georges Bernanos en 1947 dans son essai sur La France contre les robots ou par Stanley Kubrick (2001 : L’odyssée de l’espace) vingt ans plus tard, en 1968.
Témoin de cette angoisse, le physicien Stephen Dawking n’hésitait pas à déclarer dans une interview à la BBC le 2 décembre 2014 que « le développement de l’Intelligence Artificielle pourrait signifier la fin de l’humanité ».
Sur un mode plus apocalyptique, voire franchement caricatural, Michel et Monique Pincon-Charlot, deux ex-sociologues proches de la gauche radicale, expliquaient récemment dans L’Humanité que « le dérèglement climatique dont les capitalistes, qui ont pillé les ressources naturelles pour s’enrichir, sont les seuls responsables, constitue leur ultime arme pour éliminer la partie la plus pauvre de l’humanité devenue inutile à l’heure des robots et de l’automatisation généralisée. L’Intelligence Artificielle régnera alors sur une planète au service des riches survivants, une fois que les ouragans, tempêtes, inondations et incendies gigantesques auront fait le sale boulot ».
Nous assistons en effet à un double mouvement au sein des économies développées :
-En premier lieu un phénomène quantitatif, à savoir un recours de plus en plus important aux robots, d’abord par la poursuite de la mécanisation de l’industrie avec l’implantation des robots industriels (notamment dans les secteurs automobile et électronique) puis le recours croissant à l’informatique dans un nombre croissant de secteurs économiques, des banques au commerce de détail.
-En second lieu, un phénomène plus qualitatif, avec le développement de solutions logicielles de plus en plus perfectionnées et surtout de plus en plus autonomes, au point que beaucoup envisagent qu’elles puissent un jour égaler, voire surpasser l’intelligence humaine. C’est ce que certains ont appelé – de manière un peu prématurée – l’« Intelligence Artificielle ».
Ce double mouvement d’automatisation pourrait-il un jour, comme dans les romans d’anticipation d’Isaac Asimov ou de Kurt Vonnegut, évincer les êtres humains, au point que l’on puisse parler de prise de pouvoir par les robots, et plus particulièrement des robots informatiques, les logiciels, qui, une fois programmés par l’homme, semblent fonctionner en totale autonomie ? D’autant que, depuis quelques années sont apparus des programmes réputés apprendre tout seuls (les anglo-saxons ne parlent-ils pas de « machine learning » ?) au risque d’échapper complétement à leurs créateurs, comme dans la légende du Golem.
Inquiet, l’homme du XXIe siècle s’interroge : La machine va-t-elle nous dévorer ou somme-nous capables de la maîtriser comme nous ancêtres ont maîtrisé le feu ? Ou bien l’avenir sera-t-il à l’image des mondes décrits dans les romans d’anticipation ? D’autant que, pour une bonne part, parler d’anticipation est en partie inexact : les robots (mécaniques ou informatiques) sont déjà là, même s’ils n’occupent pas – pas encore ? – toute la place qu’on peut craindre – ou espérer – leur voir prendre dans nos vies.
Pour essayer d’y voir plus clair, il est nécessaire de préciser les termes du débat :
Le discours sur l’Intelligence Artificielle n’est-il pas surfait ? S’agit-il d’une véritable intelligence et est-elle en mesure de surpasser un jour l’intelligence humaine ? La première chose à faire est de bien comprendre de quoi nous parlons, et de faire la part entre ce qui aujourd’hui est avéré et ce qui relève de la pure spéculation. Ceci passe par un détour par la technique, un peu fastidieux mais indispensable. On découvrira à cette occasion que le terme d’ « Intelligence » Artificielle n’est pas totalement dénué de réalité mais doit être significativement relativisé afin d’éviter de sombrer dans des spéculations dépourvues de sens.
Dans un second temps nous nous interrogerons sur l’étendue du phénomène : assiste-t-on à une machinisation » du monde ? Allons-nous voir les machines prendre le contrôle de nos vies ? Allons-nous perdre la course face aux machines ainsi que l’affirment certains auteurs comme Martin Ford (The Rise of the Robots) ?
Ensuite, nous chercherons à comprendre comme cette évolution peut impacter nos sociétés pour le meilleur ou pour le pire : l’automatisation détruit-elle l’emploi comme on l’en accuse souvent ? Renforce-t-elle les inégalités ou les discriminations ? Menace–t-elle nos libertés ? Quels sont les défis que l’automatisation, et l’Intelligence Artificielle en particulier, posent à nos sociétés ?
Enfin nous tenterons de poser quelques jalons, pour envisager quelles réponses nos sociétés peuvent mettre en place pour répondre aux défis de la technique et en faire bon usage. Face à l’avance prise dans ces domaines par les USA et de la Chine, l’Europe ne peut se contenter de subir et doit apprendre à « chevaucher le tigre ».
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